« Augmenter les taxes sur le tabac pour les harmoniser en Europe serait une aubaine pour les trafiquants »

Entretien avec Stéphanie Martel, Directrice des Affaires Externes, Philip Morris France 

Stéphanie Martel dirige le département Affaires Publiques de Philip Morris France. À l’occasion de la sortie du rapport KPMG sur l’état du commerce illicite de cigarettes en Europe, elle revient sur la situation particulière de la France et le risque de voir le cas français gagner l’ensemble de l’Union Européenne si des mesures fiscales trop fortes étaient prises dans le cadre de la révision de la directive sur les taxes tabac.

1. Comment expliquez-vous la forte augmentation de la consommation de cigarettes de contrefaçon en France cette année (+33%) ?

Avant d’expliquer le phénomène, il est important d’en mesurer l’ampleur. En la matière, les chiffres du rapport KPMG qui vient de sortir sont très parlants. Si l’on regarde le marché de la cigarette dans son ensemble, la consommation de cigarettes est restée stable voire a connu une légère baisse (-0,6%) en 2021 au sein de l’Union Européenne, avec une consommation hors des réseaux légaux nationaux en légère hausse (+0,4%). La France fait donc figure d’exception puisque la consommation globale de cigarettes a progressé de 1% en 2021 dans l’hexagone tout en connaissant une baisse de 6% des ventes chez les buralistes, ce qui induit une augmentation sensible des marchés parallèles. Ainsi la consommation non-domestique, soit l’ensemble des cigarettes achetées en dehors du réseau des buralistes français, a progressé de 18% par rapport à 2020 pour atteindre 35,4% de la consommation totale de cigarettes. Et si on se concentre sur les seuls marchés illicites, la contrefaçon et la contrebande (C&C) représentent désormais près du tiers de la consommation totale de cigarettes (15,4% pour la seule contrefaçon).

Pour l’expliquer, il est intéressant de comparer la courbe d’augmentation des taxes sur les paquets de cigarettes et celle de l’augmentation des marchés parallèles, en particulier celui de la contrefaçon. Quand les prix ont augmenté de 50% en 3 ans (entre 2018 et 2021), la part de la contrefaçon est passée de 0,2% à 15,4% aujourd’hui. L’impact direct de la hausse des taxes sur les pratiques d’achats est une réalité qu’on ne peut ignorer. Sans compter que ces augmentations fiscales n’ont qu’un effet très relatif sur la baisse de la prévalence tabagique qui stagne à plus de 25% en France selon les derniers chiffres de Santé Publique France, plaçant notre pays parmi les plus fumeurs d’Europe et du monde.

2. Y a-t-il eu un « effet Covid » sur le marché noir de la cigarette ?

Le premier effet du Covid a été l’augmentation des achats auprès des buralistes pendant la période de confinement strict marqué par la fermeture des frontières. Dans le même temps, un grand nombre de fumeurs s’est tourné vers les cigarettes de contrefaçon, largement disponibles pendant cette période sur les points de vente à la sauvette et les réseaux sociaux où les comptes criminels ont proliféré en 2020. Les trafiquants se sont ainsi adaptés aux modes de consommation imposés par la réalité du confinement et ont développé de nouvelles manières de vendre leurs cigarettes de contrefaçon en utilisant la facilité du digital. On aurait pu imaginer que le phénomène se dégonflerait une fois la situation sanitaire stabilisée et les frontières réouvertes. Au contraire, le changement d’habitudes de consommation des fumeurs a perduré. Les trafiquants ont pu mesurer l’efficacité de ces canaux digitaux et on assiste depuis à une multiplication des revendeurs sur Facebook ou Snapchat. Avec les conséquences que l’on sait sur les volumes de cigarettes de contrefaçon vendues en France. Les chiffres viennent à l’appui de cette réalité : 609% d’augmentation des ventes de contrefaçon entre 2019 et 2020 et encore 33% entre 2020 et 2021 dans notre pays.

3. Pourquoi la France suit-elle une dynamique inverse de celle de son voisin allemand ? Quelles mesures ont été particulièrement efficaces en Allemagne ou en Pologne pour lutter contre la contrebande et la contrefaçon ?

La réalité du marché polonais est bien différente. Dans ce pays, la lutte contre le marché des cigarettes illicites est appréhendée de manière globale. Chaque élément remplit pleinement sa fonction, sur les plans législatif comme judiciaire. Sur la seule année 2021, les services polonais ont grâce à cela fermé 70 usines clandestines de cigarettes de contrefaçon. En parallèle, le gouvernement polonais mène une politique fiscale rationnelle dont l’objectif est notamment d’éviter le développement massif des marchés parallèles observés par exemple en France. C’est d’ailleurs un point soulevé par l’ancien Directeur du département des droits indirects au Ministère des Finances polonais, Wojciech Bronicki, qui rappelait très récemment que, contrairement à la France, la Pologne menait une politique fiscale pragmatique et factuelle qui permet de lutter plus efficacement contre les trafics, son pays s’attachant à éviter le schéma français existant.

4. Qu’attendez-vous de la Commission Européenne ?

La Commission Européenne va se pencher dans les mois qui viennent sur la question des taxes tabac dans le cadre des débats sur la directive dédiée à ce sujet (TED). Certains plaident pour une harmonisation par le haut des taxes pour l’ensemble de l’Union Européenne. Une telle approche aurait des conséquences désastreuses pour toute l’Union Européenne. La situation du marché français en est la meilleure illustration. En augmentant les taxes, on risque de voir le phénomène observé en France se répliquer dans les autres pays d’Europe selon la même logique. Dans un contexte de crise et de tension sur le pouvoir d’achat, les fumeurs contourneront le prix élevé des cigarettes en se tournant vers les produits contrefaits. L’étude menée récemment par l’IFOP en France l’exprime clairement : 63% des Français considèrent que les hausses de taxes poussent les fumeurs à s’approvisionner sur les marchés parallèles (plutôt que de les inciter à arrêter de fumer). Augmenter les taxes pour les harmoniser en Europe serait donc une approche perdante à tous points de vue. Et une aubaine pour les trafiquants.

5. Quelles mesures Philip Morris International met en place pour lutter contre la contrebande et la contrefaçon ?

Notre entreprise de manière très concrète, avec des moyens humains et des équipes dédiées à la lutte au quotidien contre les trafics : nous intervenons en soutien des autorités pour et authentifier les paquets de cigarettes saisis et former les autorités à cet exercice, ce qui permet de mettre en évidence l’explosion de la contrefaçon. A ce sujet, avant même que cela ne devienne obligatoire, nous avions déjà apposé sur nos paquets un code permettant de tracer et authentifier quasi-immédiatement les paquets contrefaits. Par ailleurs, nous nous portons partie civile dans chacune des affaires portées devant la Justice pour faciliter la poursuite des trafiquants. Nous nous sommes également associés à la campagne de sensibilisation mise en place par l’Union des Fabricants (UNIFAB) afin d’alerter les consommateurs sur les risques et dommages liés à la consommation de cigarettes contrefaites : sanctions et amendes encourues, produits impropres à la consommation car fabriqués en dehors de toutes normes et contrôles, soutien de réseaux et activités criminelles qui se financent pour partie via les trafics de cigarettes

6. Comment voyez-vous l’avenir de la lutte contre la contrebande et la contrefaçon dans les années à venir ?

Une chose est sûre, la lutte contre toutes les formes de trafics de produits du tabac, et en particulier de cigarettes de contrefaçon, doit devenir une priorité. Mais s’il faut bien sûr s’attacher à neutraliser et démanteler les réseaux de trafiquants pour tarir l’offre de produits illicites, il est également impératif de travailler à réduire la demande. Pourquoi les fumeurs se tournent-ils aussi massivement vers les réseaux parallèles et la contrefaçon ? Si les pouvoirs publics se penchent sur cette question, ils ne pourront occulter le rôle déclencheur et majeur de la fiscalité galopante des produits du tabac sur le développement des trafics.

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